Pascal Fleury, La Liberté - Soixante ans après la guerre, les « dissidents » antillais, qui se sont battus vaillamment pour libérer la France, restent totalement absents des livres d'histoire. Ont-ils tout de même été réhabilités par l’État français? Ont-ils obtenu des rentes de guerre ? Existe-t-il des monuments commémoratifs en leur honneur ?

Dominique Chathuant - Il n'y a pas lieu de réhabiliter ceux qui n'ont jamais été condamnés. Un élément d'importance les distingue des tirailleurs d'Afrique et du Maghreb : nés sur des terres françaises depuis trois siècles et citoyens français depuis les décrets d'abolition de l'esclavage (1848), les Antillais avaient obtenu en 1913 l'application effective du service militaire, après moult réticences liées à des considérations raciales et économiques. Les compagnies sucrières se montraient soucieuses de ne pas manquer de coupeurs de cannes. Le service militaire légitimait la qualité de citoyens et donc l'égalité raciale dans le contexte d'un empire colonial où primait l'inégalité entre citoyens et indigènes.

Je ne crois pas que les volontaires de 1943 aient été victimes d'un oubli systématique de l'Outre-mer français. On oublie toujours les DOM-TOM dans les statistiques du chômage ou dans nombre d'ouvrages consacrés à la France. D'une part, ce sont de petits territoires, si l'on excepte la Guyane, qui est peu peuplée. D'autre part, l'opinion française a du mal à comprendre que le fait colonial est partie intégrante de sa propre histoire. En témoignent les acrobaties incroyables des enseignants qui développent en terminale deux chapitres distincts sur la Ve République et la décolonisation alors que les deux faits sont intimement liés. Récemment, l'institution vénérable qu'est le Concours de la résistance et de la déportation avait abordé la question des Forces françaises libres (FFL) en ignorant la « dissidence » antillaise. Dans la construction de la mémoire nationale française, le documentaire d'Euzhan Palcy a la même utilité civique que le film Indigène, de Rachid Bouchareb, à cette  nuance près qu'il y a davantage de Français pour porter la mémoire des colonies d'Afrique que pour celle des minuscules Antilles.

Dans les Antilles même, ceux qui ont réellement combattu ont été reconnus comme tels même si je comprends bien qu'ils aient le sentiment de ne pas l'avoir été suffisamment. Une stèle a d'ailleurs été inaugurée à Roseau (Dominique) dès 1947. A la vérité, il y a une ambiguïté sur la notion de résistance en milieu colonial. Lorsqu'on lutte conte les forces de l'Axe, la participation à la résistance est évidente. Mais alors qu'on considère comme résistant celui qui s'est opposé, dans l'hexagone, aux forces de Vichy, on regarde avec suspicion, celui qui s'est attaqué en  1940 à l'administration coloniale ou en 1943 à une gendarmerie guadeloupéenne, même si on s'est réclamé de de Gaulle face à une administration soumise à Vichy. D'autant que l'administrateur ou le gendarme n'ont pas changé entre la République et Vichy. Légitimer cette lutte, c'est menacer l'ordre colonial en légitimant la rébellion. La correspondance secrète entre l'administration coloniale et le ministère des colonies affirme clairement que les opposants antillais à Vichy ne sont pas des maquisards, même s'ils sont invités aux réunions d'anciens résistants.

 

Pascal Fleury, La Liberté - Aux Antilles, aujourd'hui encore, certains anciens combattants se sentent délaissés par les autorités comme par la population, qui se montre indifférente à leur sacrifice. Pourquoi pareil dédain pour ces héros de guerre ?

Dominique Chathuant - Le phénomène d'indifférence de la jeunesse au sacrifice des anciens ne me paraît pas spécifique. Je note en revanche que de Gaulle, qui n'était pas encore redevenu président de la République, visita la Guadeloupe en 1956, où il fut accueilli par d'anciens dissidents, parmi lesquelles des femmes.

Pascal Fleury, La Liberté - Les « dissidents » ont fait preuve d'une bravoure extraordinaire, en répondant à l'appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940. Comment comprendre pareil patriotisme, à plus de 7000 km de la métropole ?

Dominique Chathuant - Cela procède d'un phénomène historique de longue durée : l'assimilationisme. C'est un cadre de pensée structurant toute revendication. Comme l'a souligné récemment Serge Mam-Lam Fouck, c'est la culture politique des Antillais et des Guyanais, qui se perçoivent comme français, et investissent dans les valeurs de la République fondant leur égalité raciale. Tous leurs combats s'effectuent dans ce cadre même quand on finit par se retrouver opposé aux autorités locales qui ne peuvent relever que de la mauvaise France et des mauvais Français. La revendication de l'égalité raciale passe par l'idée qu'on est un Français comme les autres.

Reste que certains volontaires n'ont pas pu être acheminés tout de suite sur les bateaux américains qui devaient les amener au front. Certains bâtiments de l'US Navy étant interdits aux « colored ».

Éduqués dans le cadre assimilationniste, ces jeunes hommes n'avaient rien à perdre dans des îles soumises au blocus allié. Ce n'est pas en 1940 mais à la fin de 1942 et en 1943 qu'on a vu arriver dans les îles anglaises des volontaires mais aussi des femmes et des enfants, tous appelés Free French refugees. Le blocus a joué le même rôle déclencheur que le STO en France métropolitaine au début de 1943.  

 

Pascal Fleury, La Liberté - Les combattants antillais ont participé à la campagne d'Italie et au débarquement de Provence. Ils ont combattus dans les Vosges, les poches de l'Atlantique, l'Alsace... Comment étaient-ils accueillis par leurs compatriotes français? Les soldats antillais de couleur ont-ils subi des discriminations en métropole ?

Dominique Chathuant - Je n'ai pas travaillé sur ce point spécifique mais je peux affirmer qu'en général, lors des deux guerres et jusqu'au départ de l'OTAN en 1966, les Antillais se seraient davantage plaints de leurs relations avec les soldats américains qu'avec la population métropolitaine.  En métropole, il y a eu en 1923 et 1939 des cas très médiatisés de discrimination. Celui de 1923 a fait l'objet d'un avertissement de Poincaré alors président du conseil. Celui de 1939 a fait l'objet d'une fermeture de l'établissement incriminé. Il fallait défendre la cohésion entre la France et son empire, face aux menaces de guerre. Le racisme était toujours vu comme une tare des Allemands ou des Américains. Sa dénonciation prenait des accents xénophobes, visant les uns ou les autres. On n'imaginait pas qu'il puisse toucher de bons Français et l'évocation du passé esclavagiste était toujours tempérée par l'idée que l'esclavage français avait été moins dur que les autres.

Pascal Fleury, La Liberté - De 1940 à 1943, la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane française sont placées sous le régime de Vichy, avec l'amiral Robert dans le rôle de “Pétain des Antilles”. Comment la population a-t-elle vécu cette période ?

Dominique Chathuant - Très mal. L'essentiel de la population a connu les difficultés du blocus surtout après la rupture des relations avec l'Afrique du Nord au lendemain du débarquement allié de novembre 1942. Les  élites politiques ont vu la disparition du suffrage universel et des fonctions électives qui fondaient leur existence. Les Blancs-créoles ont vu dans le pétainisme une revanche qu'il n'attendaient plus sur la République qui avait amené l'élection de représentants noirs. Les réseaux maçonniques ont été la première base de résistance. Ils ont été encouragés par la présence dans le camp de la France libre de Félix Eboué, franc-maçon, Guyanais noir et gouverneur de la Guadeloupe en 1937-1938. 

Robert fut un pétainiste convaincu mais, comme le gouverneur de la Guadeloupe il avait été nommé par la République et non par Vichy. Au lieu de rester aux États-Unis ou de servir la France libre, il rentra en France et fut reçu par Pétain à Vichy.

Pascal Fleury, La Liberté - En juin 1943, sous la pression populaire, l'amiral Robert a dû prendre la fuite. Les insulaires n'en ont pas profité pour autant pour revendiquer l'indépendance. Votre explication ?

Dominique Chathuant - C'est justement le mode de fonctionnement de la pensée assimilationniste. Même quand on s'oppose à l'autorité coloniale de Robert, c'est au nom de la France contre ses mauvais serviteurs.

Mais Robert n'est pas parti sous la seule pression de la foule. Il y a eu défection de l'armée de terre et d'une partie de la marine qui était son principal soutien. En Guadeloupe, le principal artisan de la lutte contre Vichy se retrouva vite en conflit avec les nouvelles autorités coloniales, même s'il affirmait son patriotisme français. Toutefois, il faut rappeler que le passage à la France combattante se fait aux Antilles avec la marine nationale de la France libre. Celle ci  est accueillie comme la représentante de la vraie France qui chasse la mauvaise. Les instances élues sont rétablies et le blocus est levé. Pourquoi des gens qui se sentent français réclameraient-ils alors l'indépendance ? 


Pascal Fleury, La Liberté  - Selon vous, pourquoi les « dissidents » antillais ont-ils été gommés de l'Histoire ? Cet « oubli » est-il comparable à celui des combattants noirs africains et maghrébins ?

Dominique Chathuant - Les Antilles n'ont pas la même importance numérique que le Maghreb ou l'Afrique subsaharienne. On les a encore plus facilement oubliés mais cela relève plus des failles de la mémoire nationale que d'un complot mystérieux orchestré par l'internationale colonialiste. Rachid Bouchareb, qui a fait un film civique et pédagogique, a cependant perdu l'occasion de placer un volontaire Antillais dans une scène d'Indigène. Ceci étant, peu de gens connaissent d'autres situations spécifiques comme celle des originaires des « Quatre communes »  du Sénégal, dont le statut de citoyens soumis aux obligations militaires avait été obtenu au lendemain de la conscription antillaise.

Réf : « Les résistants des Antilles», La Liberté, (Fribourg, Suisse), 18 mai 2006